|  | Dominique Figarella est engagé dans une exigeante
        pratique de la peinture, férocement contemporaine,
        savante et néanmoins accessible. Une généreuse
        intelligence au service d'une libre perception.
 Dans ses pièces les plus récentes, il introduit des
        photographies. Le tableau, photographié en cours
        délaboration, accueille sur sa surface cette même
        photographie, appliquée, déformée, qui vient souligner
        les processus de construction. Un jeu complexe de
        décisions et daccidents, de gestes et
        dempreintes sy met en scène tandis que la
        peinture, conçue dans une démarche résolument
        abstraite, travaille à figurer lacte même de
        peindre. La mise en tableau de cette image
        cristallise la Création, sublimant la temporalité de
        composition de la forme peinte. Dans dautres
        pièces, il fait entrer le langage via dhistoriques
        énoncés conceptuels. Au spectateur de travailler
        : les uvres de Figarella nous placent sans cesse
        face à des interrogations et nous conduisent toujours
        plus loin pour, paradoxalement, mieux nous rapprocher de
        sa pratique et de la Peinture.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
    
 
 
 
 « [
] Il se trouve des sensations pour lesquelles
        on ne puisse pas trancher au plus tôt dans le processus
        de perception, pour savoir si lon a affaire à une
        sensation relative à lobjet que lon voit, ou
        si cette sensation est leffet dun
        déplacement, dun écart opéré dans les
        conventions de perceptions. »
 
 « [
] dans lexercice dune pratique
        (quelle quelle soit), lindividu se retrouve
        au coup par coup confronté à cette simultanéité dans
        la sensation. Tout leffort d'émancipation
        consistera à maintenir ce choix en suspens dans la
        conduite de lactivité et jusquau terme de
        son exercice. »   
        Texte intégral en suite
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
  Sans titre, 2009. Peinture sur aluminium. 150 x
        150 x 1,5 cm.
 
 
 
 
 
 
  Sans titre, 2008. Peinture sur aluminium. 150 x 150
        x 1,5 cm.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
  Sans titre
        (Pinoccio 1), 2008. Huile sur bois. 110 x 122 x 3 cm.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
  
 
 
 
 
  Sans
        titre, 2004. Débouchoirs, tirages numériques,
        peinture sur aluminium. 180 x 240 x 14 cm.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
  
 
  Sans
        titre, 2009 (Détail). Tirage numérique et peinture
        sur aluminium. 300 x 220 x 1,5 cm.
 
 
 
 
 
 
 
  Sans
        titre, 2009. Bic, crayon gris, peinture sur
        aluminium. 64,5 x 74,5 x 1,5 cm.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 Sans permis de conduire (introduction*)
 
 
 Je ne sais pas si cette intervention traitera de l'invention.
        Car de la part de quelqu'un qui n'a jamais exposé que
        des tableaux dans un contexte artistique où les
        possibilités techniques, théoriques et pratiques
        semblent illimitées, cela pourrait paraître pour le
        moins déplacé. Il faudrait alors pouvoir distinguer
        l'invention de l'innovation, de la nouveauté, du
        progrès historique, des redéfinitions de l'art et
        autres tabula rasa téléologiques auxquelles ce
        concept est trop souvent associé dans son acception
        courante, pour pouvoir désigner ce dont je voudrais
        parler.
 
 A mon goût, l'invention à été trop souvent le moyen
        pour son auteur, qu'il soit un individu, un groupe social
        ou une génération, de redéfinir dans le cours de
        l'histoire, le partage des places et des richesses à son
        avantage. Ainsi qu'elle a trop servi de prétexte aux
        théoriciens pour maintenir l'intelligibilité des
        pratiques artistiques dans le seul cadre d'exercices
        jurisprudentiels, qui chaque fois réajustent la règle
        à son contexte pour mieux préserver l'ordre qui en
        découle.
 
 Cet ordre, nous pourrions dire qu'il est une certaine
        stabilité de la situation de parole où nous parlons
        d'art, et que cette cohérence est le résultat d'une
        disposition particulière du rapport de force qu'il y a
        entre les acteurs de la scène artistique. Certes, le
        sujet dont je voudrais parler entretient lui aussi des
        liens étroits avec la notion de pouvoir. Mais, plutôt
        que de faire une invention, il s'agira de pouvoir trouver
        une issue possible dans le rapport de force qui
        verrouille notre présent, une manière de l'esquiver
        plutôt que de le retourner en notre faveur.
 
 Si invention il y a, elle ne peut pas provenir pour moi
        d'une volonté concertée d'inventer, mais plutôt de la
        façon dont on conduit une pratique artistique, une
        conduite sans intérêt et sans destination qui puisse se
        déduire de la situation de parole dans laquelle
        l'époque traduit les uvres : leur mode
        d'identification actuel.
 
 Lorsqu'on y prend garde, on s'aperçoit
        quaujourd'hui, ce mode d'identification s'effectue
        en nous ou malgré nous dès l'instant où l'on
        considère un objet dart. Il nous commande de
        traduire l'expérience que nous en faisons avec des mots
        bien définis, car ils doivent trier et rapporter deux
        choses bien distinctes de la sensation qu'il nous
        procurent : soit des propriétés, soit des
        jugements. A savoir quil y aurait d'une part des
        objets qui se distinguent comme étant des uvres
        d'art grâce aux propriétés spécifiques qui sont les
        leurs, des propriétés qui leur appartiennent en propre
        et en vertu desquelles on ne peut pas les comparer aux
        autres objets. Et dautre part, il y aurait des
        objets que lon dit être dart, et dont le
        mode d'identification est strictement relatif au jugement
        du spectateur qui les regarde, ainsi quaux
        conventions de langage par lesquelles nous décidons ce
        qui est de l'art et ce qui ne l'est pas. Ce rapport de
        force nous incite à discriminer dans le fouillis de
        l'expérience que lon peut en avoir, les
        uvres qui procèdent dun mode
        didentification qui leur soit interne, de celles
        qui jouent avec un mode didentification externe,
        strictement relatif aux conventions.
 
 On reconnaît sans peine que cette séparation dans la
        perception, reconduit la rhétorique stérile de
        l'autonomie et du contexte, comme une vielle rengaine
        dans laquelle nous continuons d'anesthésier la vivacité
        du problème moderne. Peu importe ici de savoir lequel de
        ces deux modes didentifications aura raison de
        lautre, ce qui mimporte aujourdhui,
        cest de constater à regret que cette séparation
        opère toujours dans la perception que lon a des
        uvres, et quelle est déterminante en retour,
        pour la conception que lon aura dune pratique
        artistique.
 
 Une pratique, dès la modernité, ne peut pas se
        comprendre comme une technique de fabrication. Si je
        considère celle du tableau moderne, il ne s'agira
        certainement pas de savoir faire un objet. Car ce n'est
        pas simplement un objet, c'est un dispositif, un système
        qui s'élabore entre 3 termes. Il y a l'objet produit (en
        l'occurrence le tableau), linstitution muséale et
        marchande où il sexpose et s'échange, et le
        public anonyme et démocratique qui sy rend. Dans
        une pratique moderne, aucun de ces trois termes ne
        pourrait être conçu sans les autres, et peindre veut y
        dire pratiquer et agencer cette relation. Même si de
        l'atelier ne sort qu'un tableau, sa relation à
        l'exposition ainsi qu'au public auquel il s'adresse, fait
        partie intégrante des matériaux avec lesquels il a
        été élaboré. Du « Cabinet des abstraits »
        dEl Lissitzky en passant par « Le Salon de
        Madame B. » de Mondrian, sans oublier les nombreux
        accrochages constructivistes, les « Merzbau »
        ou les variations autour du monochrome, les exemples ne
        manquent pas où le tableau se déploie comme un système
        qui lie inextricablement lobjet dart au lieu
        où il sexpose, ainsi quil joue des
        conventions par lesquelles on lidentifie comme
        étant un tableau, et par là, interroge le public auquel
        il se destine sur la nature du regard quil lui
        porte.
 
 Ce système, on peut le comprendre dans le sens où
        Michel Foucault parlait de dispositif médical,
        judiciaire ou carcéral. En l'occurrence, il s'agit d'un
        système qui institutionnalise l'art en identifiant ce
        qu'il est (ou devrait être), ainsi que dans le même
        mouvement, il identifie ce que sont un artiste et le
        public auquel il s'adresse. Et l'on pourrait poursuivre
        la méthode de Foucault. en remontant la généalogie de
        ce « dispositif art » jusquà la
        révolution française. On en suivrait le fil dès l'extraction
        des uvres de leur niche aristocratique. On
        observerait ensuite la constitution des butins de
        pillages, lesquels alimentent alors un marché naissant
        auprès des classes bourgeoises friandes de s'accaparer
        les nouveaux signes de leur domination. Et puis,
        on poursuivrait avec lapparition de galeries
        où sexposent des dessins jusquà
        louverture des grandes galeries marchandes
        parisiennes, qui partageront bien vite le public anonyme
        qui s'y presse avec les Salons publics d'expositions où
        se forge petit à petit, bord à bord, la forme du
        tableau moderne.
 
 Ce dispositif apparaît d'ailleurs clairement dès 1880,
        moqué et tourné en dérision tous les soirs par les
        Incohérents sur la scène du Chat Noir. Et sous
        les griffes de la satire, c'est peut-être ici qu'il est
        dévoilé et apparaît pour la première fois en tant que
        tel, comme étant le matériau central des pratiques
        artistiques modernes. Sur cette scène, les Incohérents
        moquaient les tableaux, l'exposition dart ainsi que
        son public. Tous étaient affublés du même faux nez,
        celui de lhypocrite qui néprouve rien et se
        comporte par convention.
 
 Depuis, dautres objets se sont substitués aux
        tableaux à lintérieur des espaces
        dexposition, mais les pratiques contemporaines de
        l'art sont toujours aussi des pratiques de ce dispositif,
        et non pas seulement de la peinture ou des nouvelles
        technologies. Il s'agit encore aujourd'hui d'élaborer
        des façons de le faire fonctionner ou de le faire
        dérailler, peu importe que ce soit à travers la
        manière dont vont y agir les objets que l'on a produit
        ou bien en agissant directement sur les rapports
        qu'entretiennent entre eux les différents termes qui le
        composent.
 
 A travers l'histoire de la modernité, la disposition
        entre ces trois termes a connu de nombreuses
        configurations. Mais il me semble que pour comprendre son
        fonctionnement actuel, et revenir à la nature du rapport
        de force présent et qui nous occupait tout à
        lheure, il faudrait d'abord se reporter aux années
        soixante-dix et aux pratiques des artistes dits conceptuels
        (ou si le mot dérange, ceux que l'on considère comme la
        dernière avant-garde critique). Et en s'y reportant, il
        faudrait aussi pouvoir mesurer les conséquences de ces
        pratiques, à la lumière des mutations que le
        capitalisme effectuait à la même époque, même si les
        effets de ces transformations (ou de ces inventions
        économiques) n'étaient pas encore immédiatement
        perceptibles dans la société de ces années-là.
 
 Pour résister à la rationalisation économique des
        pratiques artistiques, les artistes conceptuels
        ont stratégiquement supprimé un des termes du
        « dispositif art ». Ils en ont soustrait
        lobjet. Ou plutôt, car il faut bien des ersatz
        pour que le dispositif uvres  institutions
         public fonctionne, ils ont soustrait à
        lobjet, quel quil soit et quelles que soient
        ses qualités, la possibilité quil puisse avoir
        des propriétés internes telles que lon puisse y
        voir une uvre dart. En soustrayant à
        lobjet la possibilité de pouvoir réaliser, ce
        quon peut appeler dans ce contexte deffort
        critique, une plus-value artistique par rapport aux
        autres objets, les artistes ont renvoyé à de la pure
        convention les modes didentification par lesquels
        on juge que tel objet est dart ou ne lest
        pas. Rappelons que cette situation n'est pas une rupture
        dans l'histoire des pratiques modernes. Nous lavons
        vu, dès les Incohérents et même plus tard Dada, les
        artistes ont raillé sur scène les objets qui
        prétendaient pouvoir s'extraire de la vie prosaïque des
        objets marchands, renvoyant aux seuls jeux des
        conventions de perception, les raisons de leur caractère
        exceptionnel, et renvoyant aussi par là la question de
        l'art au jeu de langage qui se noue autour de son nom.
        Mais sans sous-estimer l'importance de cette généalogie
        (qui connaîtra d'ailleurs bien d'autres occurrences), on
        peut tout de même dire que les artistes conceptuels ont
        radicalement déplacé la pratique de lart.
        Dune pratique qui élaborait une forme perceptible
        visuellement, ils ont déplacé la leur vers une pratique
        qui élabore le contrat de parole qui se noue entre les
        différents acteurs du dispositif identifiant lart,
        lesquels acteurs doivent ainsi sentendre entre eux
        sur ce que lon y voit, et savoir sil
        sagit dune uvre et non dune
        simple marchandise.
 
 Le conceptualisme est avant tout une pratique de ce
        contrat de parole. Sa visée stratégique est de ne plus
        être identifiable par l'économie, sa tactique de ne
        plus produire d'objets et considérer le contrat de
        parole qui tient le dispositif comme un nouvel espace
        d'écriture.
 
 Mais durant les mêmes années, l'évolution des
        techniques économiques transformait sans retour les
        façons de senrichir. La création de la plus-value
        allait se déplacer elle aussi de la production
        dobjets vers la production dun contrat,
        établissant les conditions dans lesquelles nous
        échangerons ces objets. Ils ont pu ainsi
        sabstraire progressivement pour devenir ce que nous
        en savons aujourdhui : des marques, des logos,
        des produits financiers, des contrats de service, des
        expériences, etc. A ce mouvement dabstraction qui
        permet à la production de passer de lobjet au
        contrat déchange, correspond celui qui permet au
        même moment à ladministration américaine de ne
        plus garantir la convertibilité du dollar en or (1972,
        mars 1973 avec l'adoption du « régime de changes
        flottants »). Au signifiant « Un
        Dollar », ne correspondra plus aucun signifié, ni
        pépites en contrepartie ni même aucun éclat de la
        valeur. A un dollar correspondra un autre dollar, à un
        signifiant un autre signifiant. Dés lors, il deviendra
        très difficile aux stratégies conceptuelles de
        maintenir une tension critique efficace en gardant
        lobjet produit pour cible de la domination. Car
        dès que ce déplacement a eu lieu dans léconomie,
        on peut faire ce que lon veut à lintérieur
        du contrat sans y produire de transgression ni en
        perturber le bon fonctionnement. Sans briser le pacte,
        bien au contraire !
 
 On peut permuter la place des différents termes,
        lart peut être ce quil est supposé ne pas
        être, lartiste peut devenir commissaire ou
        collectionneur, le commissaire jouer le rôle de
        lartiste, leuvre peut être le
        commentaire ou l'espace dexposition, le spectateur
        peut finir luvre et finit par la faire. On
        peut faire ce que lon veut, pourvu quon
        continue de tourner en rond dans le contrat, lequel
        garantit seul la cohérence de cette situation de parole.
        Car ce régime de la parole doit reposer avant tout sur
        une garantie. Dans un contexte où aucun signifiant ne
        sembarrasse plus dun quelconque signifié, la
        parole doit trouver un nouveau sol dans cet espace
        « déchange flottant ». Lorsquune
        image séchange sans perte avec nimporte
        quelle autre image, il faut, pour pouvoir en parler, un
        autre plan de consistance que ce quelle représente
        ou ce à quoi elle se rattache. Si le contenu ne garantit
        plus le bien-fondé de la parole, il faut que cette
        garantie soit scellée dans le contrat qui lie les
        locuteurs entre eux. Le pacte nous garantit que chaque
        événement sensible perçu à lintérieur du
        cercle soit immédiatement convertible en discours ou
        rapportable à un discours, lequel permettra de guider la
        sensation pour identifier ce que lon y voit. Et
        lon verra alternativement, soit des qualités
        spécifiques dans des objets, soit des jeux de
        tractations entre les différents acteurs du dispositif
        didentification, allant des plus autorisés
        vers un public plus large qui à son tour, une fois
        affranchi, réintègre le cercle du contrat duquel ils
        avaient été momentanément exclus par le déplacement
        dune ou de plusieurs conventions.
 
 Cest pour cela que leffet transgressif est
        devenu insupportable à lâge économique où nous
        sommes, et qu'on peut transgresser chaque règle sans
        jamais trouver d'issues dans ce rapport de force.
 
 En revanche, ce qui semble poser un trouble au sein de ce
        pacte qui scelle la parole, ce que le contrat cherche à
        esquiver, cest quil puisse y avoir des
        perceptions de sensations simultanées. Cest
        quil se trouve des sensations pour lesquelles on ne
        puisse pas trancher au plus tôt dans le processus de
        perception, pour savoir si lon a affaire à une
        sensation relative à lobjet que lon voit, ou
        si cette sensation est leffet dun
        déplacement, dun écart opéré dans les
        conventions de perceptions.
 
 Lhypothèse, que je voudrais poser ici, est que
        dans lexercice dune pratique (quelle
        quelle soit), lindividu se retrouve au coup
        par coup confronté à cette simultanéité dans la
        sensation. Tout leffort d'émancipation consistera
        à maintenir ce choix en suspens dans la conduite de
        lactivité et jusquau terme de son exercice.
 
 
 
 
 
 * Introduction de lintervention de
        Dominique Figarella sur Le processus d'invention
        lors du colloque « Experimenta 07 ».
 
 A paraître : « Experimenta : le régime expérimental
        de l'art » (E. During, L. Jeanpierre, C. Kihm, D.
        Zabunyan dir.), Les Presses du Réel, automne 2009.
 
 Publié in offshore #
        20 (été 2009) © offshore
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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