ENTRETIEN
Raphaël Zarka- Cécilia Bécanovic
 
 

CB : En 2003 tu as exposé à la Galerie Vasistas (Montpellier), une série de photographies intitulée Les formes du repos. Dans le communiqué de presse, Albert Asthom avait repris une citation de Borges que tu affectionnes particulièrement : « C'est presque insulter les formes du monde de penser que nous pouvons inventer quelque chose ou que nous ayons même besoin d'inventer quoi que ce soit.»

RZ : Depuis qu'Albert a mis la main sur cette phrase (elle se trouve dans les entretiens de Borges avec Victor Burgin), j'en ai fait ma devise. L'expression, l'imagination, c'est à mon sens une affaire de montage, de collage. Je doute sérieusement de la possibilité de créer à partir de rien, ou, plus exactement, je doute de la possibilité de produire une œuvre résolument originale et individuelle. Si l'on pense que le monde est fini, l'ensemble des formes et des possibilités l'est aussi. Vu sous cet angle il n'y a rien de vraiment mystérieux si des artistes éloignés dans l'espace ou le temps produisent des formes ou des idées similaires. Alors plutôt jouer avec les choses qui sont là que d'imaginer qu'on en invente de nouvelles. Je ne me situe pas pour autant du côté de l'objectivité. Mon travail est toujours plus proche de la collection que de la typologie. Je revendique cette subjectivité qui passe par le choix, le cadrage et le montage de fragments de réalités. Je ne cherche pas à donner le réel comme tel. Au contraire, j'accentue l'idée selon laquelle ce qui nous entoure ne peut être perçu que culturellement.

CB : Les formes du repos sont une collection d'objets en béton isolés dans la nature ou sur un terrain vague. De la manière dont tu les photographies, ces formes géométriques apparaissent comme des sculptures involontaires, comme d'étranges monuments.

RZ : Des monuments ? Oui, peut-être. Mais alors des monuments en attente de signification, comme cette flamme que l'on avait installée entre deux feux rouges au-dessus du Pont de l'Alma sans trop savoir qu'en faire et qui n'a pris sens qu'après l'accident de Diana. Ou alors des monuments tels ceux que Robert Smithson avait photographiés à Passaic dans le New Jersey. Des monuments produits par l'environnement, mais qui entretiennent avec lui une relation paradoxale. C'est l'écart ou la tension entre l'objet et son
« décor » qui m'intéresse. Je recherche des objets qui sont comme exposés, c'est-à-dire abstraits, déconnectés du continuum béton-goudron de l'urbanité.

CB : Ces images ne sont pas métaphoriques. Les objets ne sont plus que des signes dont on aurait oublié la signification. Ils fonctionnent plutôt sur le mode de l'intertextualité, nous renvoyant vers d'autres formes et d'autres textes. On décèle rapidement une parenté avec des objets scientifiques ou spéculatifs, les corps platoniciens notamment, c'est-à-dire l'ensemble des polyèdres réguliers, ceux dont s'était servi Kepler pour élaborer sa cosmologie.

RZ : Tous les objets photographiés ne fonctionnent pas sur le même mode.
Il y a ceux dont tu viens de parler, les plus intrigants, et ceux que l'on reconnaît tout de suite, dont la lecture se situe à un autre niveau. Je pense aux escaliers à l'envers qui, déstructurés, évoquent les prisons de Piranèse dont Borges s'était inspiré pour construire sa fascinante Cité des Immortels. Il y a aussi la triple rampe de skate, là ce qui m'intéresse c'est l'origine de cette forme, la vague, désormais pétrifiée dans le béton.

CB : Rodney Graham considère ses photographies d'arbres isolés comme des portraits. Les formes du repos, à mi-chemin entre la sculpture et la peinture, entre le volume et l'image, appartiennent plutôt à la catégorie de la nature morte. Ici, il serait question de « vies immobiles » à l'échelle du paysage.

RZ : Je me demande toujours quelle est la frontière qui sépare un objet d'un espace. Au début j'ai pensé à la mobilité, à la différence entre un meuble et un immeuble, puis je me suis dit que ça ne suffisait pas. Je crois que j'ai fini par considérer comme objet, tout ce qui est fragmentaire, ou insulaire. Par exemple la voie de l'Aérotrain, c'est indéniablement un espace, elle mesure 18 kilomètres, mais elle ne relie rien à rien, elle est juste là perdue dans les champs, ses deux extrémités dans le vide. La photographie du monorail de l'Aérotrain, celle qui fait partie de la série des Formes du repos, est réellement le pivot entre les photos et les vidéos, entre l'objet et l'espace. Finalement, je me sers de la photographie comme du moyen le plus simple pour unifier des formes diverses en jouant sur l'échelle et le point de vue.

CB : Toujours à la galerie Vasistas, en regard des photographies, tu avais exposé une sculpture, ou plutôt un objet : une roue en parpaings, inspirée d'une œeuvre de l'artiste brésilien Iran Do Espirito Santo.
Cet objet est en quelque sorte un manifeste, il instaure la relation dialectique mouvement-immobilité qui est l'une des bases de ton travail. On retrouve très explicitement cette dialectique dans l'ensemble du projet Pentacycle (2002, en collaboration avec Vincent Lamouroux) et plus récemment dans Rooler-Gab (2004) la vidéo que tu as réalisée autour d'un skatepark abandonné dans la garrigue.

RZ : Avant de dire quelques mots sur la sculpture en question, je voudrais préciser une dernière chose à propos des Formes du repos. Photographier, ce n'est pas quelque chose qui va de soi, je suis absolument étranger à la logique de « l'instant décisif ». Les seules choses que je m'autorise à photographier, ce sont des objets tellement immobiles qu'ils sont presque
« naturellement » à l'état de photographie. Les Formes du repos sont des photographies au carré. Il en va de même de la roue en parpaings qui n'est que la sculpture d'une sculpture. J'ai repris, au sens musical du terme, une œeuvre de l'artiste brésilien Iran Do Espirito Santo : un cercle taillé dans un mur en briques. Cette œeuvre, comme beaucoup d'autres dans l'art contemporain, fonctionne sur le modèle de la partition musicale ou de la recette de cuisine ; si je te dis « une roue taillée dans un mur de briques », tu as déjà une image dans la tête. C'est une œeuvre « allographe », qui peut aussi bien être réalisée par l'artiste que par un autre. J'ai rendu effectif ce mode de fonctionnement qui, dans l'art contemporain, n'est finalement que théorique. Bien sûr je n'ai pas fabriqué cette roue pour illustrer une idée. C'est quelque chose que j'aurais pu, que j'aurais dû faire... D'ailleurs, une même œeuvre, prise dans le contexte du travail d'un artiste ou d'un autre n'a plus forcément le même sens. Pour moi c'est tout simplement un oxymore de l'immobilité en mouvement. C'est en ce sens que j'avais suggéré à Albert Asthom de reprendre dans le communiqué de presse de l'exposition chez Vasistas le passage du livre de Cyrano de Bergerac (L'autre monde ou les états et empires de la lune) où il décrit une ville roulante. Dans la vidéo que j’ai présenté au Frac Languedoc-Roussillon (Rooler Gab), comme dans la vidéo du Pentacycle c'est toujours ce même point qui est essentiel (d'ailleurs les règles sous-jacentes à ces deux vidéos sont les mêmes). Il ne s'agit pas de n'importe quelles ruines, ce n'est pas une maison ou un bunker, ce sont des espaces qui étaient dédiés au mouvement, à la vitesse même. Mais pour filmer leur immobilité, j'ai besoin de fixer un étalon. L'étalon, c'est le mouvement en fonction duquel se mesure l'immobilité. L'étalon, c'est le chien, le Pentacycle.

CB : De la même manière que la voie de l'Aérotrain, tu as envisagé le site de Rooler Gab comme « un fossile du mouvement à l'échelle du paysage ». Je repense à ton histoire de vague pétrifiée. Je trouve que ça s'applique plutôt bien à cette piste aménagée sur une colline et conçue, comme l'explique la vieille pancarte, tout spécialement pour les sports à roulettes. Tu dis qu'un promeneur aventureux mais un peu distrait pourrait très bien ne pas remarquer les pylônes du téléski qui rendent ce projet si particulier. Après une phase de repérages en diverses saisons, après avoir rencontré Gabriel Leuret, dont l'imagination prosaïque est à l'origine de cette piste, tu as choisi de rendre les aspects les plus contradictoires du site en te laissant guider par un chien.

RZ : Dans cette vidéo, on voit d'abord un chien de chasse dans un environnement qui lui est associé, la garrigue. On sent ensuite la présence de l'urbanité dans cette campagne, puis il y a le tire-fesses, les virages, et on commence à comprendre que le chien n'a pas vraiment le premier rôle. J'aime bien faire passer le sujet principal au deuxième plan, filmer ou montrer une chose sans en avoir l'air, c'est un peu l'histoire du doigt qui montre la lune et de l'imbécile qui regarde le doigt. Sauf qu'en art, il n'y a pas d'idiot puisque sans doigt il n'y aurait pas de lune. C'est le même type de relation qui est à l'œeuvre dans Paysage d'où vient le vent (2003). Une caméra est fixée sur la flèche d'une girouette et retransmet instantanément l'image du paysage sur un écran dans le lieu d'exposition. On peut se dire que la girouette, donc le vent, n'est qu'un moyen de filmer objectivement le quotidien qui nous entoure. On peut aussi penser qu'il s'agit avant tout d'un auto-portrait du vent, et que le paysage n'est au fond qu'un révélateur, au sens photographique du terme. L'intérêt, c'est pour moi le jeu de va-et-vient entre ces deux façons de voir.

CB : Dans le deuxième cas, le paysage joue finalement le rôle du plâtre dont tu t'es servi pour mouler les trous d'un emmenthal. D'ailleurs, le titre de la série, Les yeux (2004), est ambivalent. Il peut se lire aussi bien d'une manière pragmatique (les yeux d'un fromage, ce sont ses trous) que métaphorique (tu nous donnes à voir ce qui était invisible).

RZ : Dans cette nouvelle série d'objets photographiés on retrouve le thème sous-jacent d'une archéologie de l'ordinaire. C'est d'ailleurs les techniques de moulage utilisées à Pompéi, via Voyage en Italie de Rossellini, qui m'ont donné l'idée de réaliser ces objets. Je trouve qu'un emmenthal incarne assez parfaitement le mystère dans lequel peut nous faire plonger le quotidien le plus anodin.

CB : L'apparente hétérogénéité de ton travail, la diversité des techniques, mais aussi ton attitude de collectionneur et ton désir de faire de l'ordre, n'est pas sans rappeler la logique des cabinets de curiosités.

RZ : Je m'intéresse à la curiosité du collectionneur plus qu'à celle des objets (donc aux cabinets de curiosité, sans « s »). L'important, c'est ce que la collection dessine en creux, l'espace entre chaque objet, une vision plus
« dynamique » de la collection. Ce n'est pas l'esthétique du cabinet de curiosité qui me séduit, mais plutôt la structure qu'il propose, celle d'un espace d'où sont bannies des dichotomies inutiles telles que géométrique/organique, forme/informe, ou encore produit de l'homme/produit de la nature. C'est un espace que pourrait très bien définir la notion de poétique généralisée chez Caillois qui suppose l'unité et la continuité du monde physique, intellectuel et imaginaire.

CB : Ce sont justement des auteurs comme Borges et Caillois qui ont motivé tes travaux d'écriture. Roger Caillois transforme la base scientifique de ses recherches en littérature, tandis que toi tu transformes ta pratique du skateboard en un petit essai intitulé La conjonction interdite. J'aimerais que tu me dises quelques mots de ton rapport à l'écriture.

RZ : Le projet Pentacycle comporte un objet (un véhicule), une vidéo et un texte (un entretien) ; si, avec Vincent, nous avons senti le besoin de ce texte, ce n'est pas seulement pour être bavard. Nous savions que ces observations, personne ne les ferait à notre place. Ce projet s'est étalé dans le temps, et l'entretien est un récit de voyage plus qu'un texte théorique. En 1999, alors que j'étais encore étudiant en Angleterre, j'ai écrit un petit essai sur Borges en forme de nouvelle. J'en ai fait un petit livret format A5, photocopié à 200 exemplaires. C'était une biographie d'Isidore Thomas Béral, un peintre suisse du début du siècle qui aurait trouvé le moyen de peindre scientifiquement une perspective rigoureusement inversée. Je me disais que malgré toutes les libertés que permet l'art contemporain, une lui est toujours interdite, celle de créer une œeuvre dans le passé. Il n'y a que la fiction qui peut ça et je crois que l'artiste ne devrait pas s'en priver. Pour La conjonction interdite (2003), c'est encore différent. Le skate est un sujet aussi bien qu'un prétexte. Il y en a qui recopient les pages du dictionnaire entre deux projets, moi, je collecte des infos et des notes autour de ce thème, cela satisfait un besoin de recherches et de spéculation. Bien évidemment mon travail n'est pas sans rapports avec certains aspects de la pratique du skateboard, mais il ne faut pas chercher ces liens dans le folklore, c'est un peu plus souterrain.

© Offshore 2004









 

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