ENTRETIEN
Belkacem Boudjellouli - Eric Mangion
 
 


Belkacem Boudjellouli est l'auteur d'une œuvre graphique et peinte entamée il y a une douzaine d'années. Celle-ci se base sur une économie de moyens et d'effets. Pourtant, ses tableaux racontent des histoires. Des histoires au fil narratif souvent fragile et incertain. La technique est pratiquement la même : des aplats de blanc successifs qui se laissent vivre, puis par-dessus, le dessin au fusain avec des contours noirs qui apparaissent et disparaissent selon leur formation ou leur évolution. Les personnages de ses tableaux vivent dans un halo de lumière, mais dans une sorte de sfumato aussi.
Quelques tentatives d'explications, même si l'artiste préfère bien souvent le silence à la parole et au bruit.




 
Eric Mangion : Vos tableaux partent très souvent d'histoires plus ou moins réelles. Quelles sont ces histoires ? Où se trouvent les sources de votre imaginaire ? Au premier abord, il semble que vous puisez des images dans un univers très proche, très familier.

Belkacem Boudjellouli : Ce n'est pas évident de faire une différence entre histoire et image. C'est un peu la même chose. Ce que je veux dire, c'est que j'ai l'impression que l'écrit est le dessin de la parole. Le dessin ressemble à une réinvention de l'écrit. En fait, il y a des mots et des histoires qui viennent de diverses sources en permanence. J'en oublie pas mal, puis j'en retiens quelques-uns. Ils se combinent avec d'autres qui sont là en attente, mis de côté. Certains se transforment en images, d'autres en textes ou bouts d'histoires, un peu comme dans les processus de création de poèmes de Raymond Queneau. Certains mots et des images, avec leur potentiel de sens, reviennent régulièrement. Je ne sais pas très bien comment faire avec cela. Alors, j'essaie un dessin qui colle avec un mot ou une histoire pour voir si le sens qui les rapproche fonctionne. Des fois, cela ne marche pas. Je les mets alors de côté.

EM : Au-delà de cette méthode, d'où proviennent ces images et ces histoires ? De votre environnement proche et personnel ? De la littérature ? Des médias publicitaires ou télévisuels ?

BB : À la fois de la littérature, de mon propre environnement, du cinéma.
Il n'y a pas une source bien définie, je crois, quant à l'origine des images, plus un mélange de sources très différentes.

EM : Pourtant vos images évoquent un univers poétique de votre quotidien, de votre vie propre. Comme si vous peigniez ce qui vous entoure. Un monde justement démédiatisé.

BB : Oui ! Effectivement. C'est exactement cela, un univers démédiatisé.

EM : Vous semblez éprouver beaucoup de pudeur à parler de ce quotidien. Est-ce tout simplement par discrétion ou par peur de voir votre travail étiqueté sous un label politique, celui de la précarité et des contingences sociales ?

BB : Dans votre question précédente, vous parlez d'images démédiatisées. Le quotidien que je dessine est plus que cela, il n'existe pas. Il est pas mal fabriqué.

EM : Pourtant, vos images ressemblent à des scènes concrètes, et plus que réelles. Cela signifie-t-il que vous cherchez en fait à entourer la réalité d'une certaine forme de poésie ?

BB : Je parlerai plutôt d'une transformation du réel. Dans entouré il y a une idée de rajout systématique. Ce n'est pas le cas. Les images font référence à un réel évident, mais leurs constructions utilisent d'autres sources. Je ne cherche pas à retranscrire la réalité ou une partie de la réalité. J'emprunte des choses à mon quotidien parfois, mais ces éléments sont combinés à d'autres venus d'un environnement plus large. Je dirai que c'est plus de la fiction que du réel. De toute manière, parler de manière simple et cohérente de mon travail n'est pas ce que je fais de mieux. Je fais les choses de manière souvent intuitive, et du coup, j'ai en effet beaucoup de mal à expliquer la logique qui me pousse à faire ce travail. Il me faut du temps pour parler de ce que je fais. Et de plus, je préfère passer mon temps à dessiner ou à réfléchir à mes projets plutôt qu'à en parler. Ce n'est donc pas une question de pudeur, c'est juste que je pense que mon travail dit plus de choses que je ne pourrais en dire moi-même.

EM : Si l'on considère donc ces images comme fictionnelles, je reviens à ma question précédente : peut-on envisager une dimension politique dans votre travail ? C'est-à-dire la représentation de la précarité, d'un monde social défavorisé ?

BB : C'est vrai qu'une partie des gens voient les choses telles quelles. Mais au départ, mes intentions ne sont pas là. Je ne veux pas être étiqueté comme tel. Ce serait réduire ma démarche à quelque chose de très simple. Je fais avant tout du dessin, et le reste est une interprétation de lecture un peu trop rapide qui ne m'appartient pas. Je crois que dans les questions précédentes nous n'avons pas déterminé le mot politique. Ce que je veux dire, c'est que lorsque l'on voit les dessins sous cet angle, le mot politique invite avec lui un tas d'autres mots et autres sens. Les dessins ont plutôt tendance à disparaître devant ce bruit. Les dessins sont toujours là, mais comme des illustrations ou quelque chose de cet ordre. Ce n'est pas dans cet état d'esprit qu'ils sont élaborés. Mais peut-être sont-ils en effet ressentis comme cela. Je ne sais pas.

EM : Pourriez-vous être plus précis sur vos méthodes de travail ? Je crois me souvenir en effet de processus d'élaboration des toiles assez lents, avec des couches de blanc successives laissées sécher au soleil. Puis le dessin. Puis parfois un peu de peinture ici ou là. Qu'en est-il exactement ?

BB : En ce qui concerne l'élaboration de mes tableaux, le temps apparaît en effet comme une donnée importante. Mon travail en demande beaucoup. Cela commence par une suite et successions d'expériences sur les divers blancs du fond et divers tracés. Et c'est cette suite d'expériences successives sur la toile qui me permet de trouver les traits nécessaires du dessin. J'apprête le fond par plusieurs couches de peinture blanche selon la
transparence envisagée. Le dessin vient occuper cet espace. Parfois je reviens avec du blanc sur certaines parties. Les traits sont là, mais avec une sorte de distance supplémentaire. Ils sont en voix off. Ce n'est pas systématique. Dans les travaux les plus récents, j'utilise moins d'estompage par la peinture, ce qui ne donne plus le même effet de transparence. On voit quand même le trait dessous, mais le dessin est désormais plus précis. Avant, les traits avaient une autre fonction, ils participaient au sens du dessin. Et là sur les nouveaux tableaux, ils apportent des mots autres sur le dessin.

EM : Quels sont ces mots autres ?

BB : Ils apportent une notion d'histoire, de narration. Mais une histoire qui a perdu sa localisation, sa temporalité. Je raconte désormais des histoires diluées dans le temps et dans l'espace, qui se sont colportées, et dont on ne connaît ni l'origine, ni les tenants, ni les aboutissants. Un peu comme ces trois jeunes de la collection du Frac Languedoc-Roussillon.

EM : Il y a très peu de couleurs dans vos tableaux. Pourquoi ?

BB : Étant personnellement plus près du sens et du mot, pour moi la couleur amène de la séduction. Et je ne suis pas dans ce rapport-là.

EM : Pourtant, vos tableaux et vos histoires sont souvent séduisants de part le fait qu'ils nous parlent beaucoup.

BB : Je crois qu'il peut en effet y avoir un vocabulaire commun avec certaines personnes. Un vocabulaire lié à une appartenance culturelle, à une génération.

EM : N'est-ce pas plutôt une question de paysage particulier que l'on retrouve. Notamment à un paysage du sud que certains d'entre nous connaissent bien.

BB : Mes tableaux renvoient en effet à un paysage méditerranéen. J'en conviens. Mais, ce sont les traits qui font ce paysage.

EM : C'est-à-dire ?

BB : Je pense que si mes tableaux renvoient à des éléments du paysage commun, c'est que j'utilise des éléments de base du paysage. Des choses très simples, des éléments constitutifs. La lecture en est tellement simple, que l'on peut après lecture reconstituer un paysage dans une perspective plus personnelle. C'est pour cette raison que j'utilise le fusain, pour cette proximité et cette immédiateté.

EM : Il est vrai que vos paysages sont à la fois intimes et universels. Des paysages existent, et pourtant aucun n'est clairement défini ou dessiné.
Par ailleurs, le paradoxe dans votre travail est l'utilisation de procédés à la fois très minimalistes (à la Ryman par exemple), et en même temps extrêmement narratifs. En êtes-vous conscient ?

BB : Tout à fait. Paradoxalement, les procédés minimalistes imposent des contraintes, mais en même temps démultiplient les potentialités des sens à travers des glissements formels et techniques. Comme les choses sont justement très simples, on se donne le droit d'enfreindre les règles de composition du réel. Cela donne des libertés qu'on n'imaginait pas au départ, et cela devient petit à petit un outil.

EM : Quel est le rythme de votre production ?

BB : Il y a deux choses. Premièrement, un travail de notes permanent, et au fur et à mesure des choses que je vois, ou que je lis, ou entends. Ce sont des petits dessins et des notes. Après, soit le dessin nécessite une documentation assez précise, et je vais faire des photos des objets retenus, puis je fais des tentatives de rapports entre le croquis, les dessins et la photo. Soit le dessin ne nécessite pas quelque chose de complémentaire, et là, je l'exécute directement sur une toile déjà couverte de blanc.

EM : Sous quelle forme, et comment précisément ?

BB : Comme je l'expliquais un peu plus haut, toutes mes toiles sont en effet d'abord plus ou moins recouvertes de blanc. Plusieurs couches successives de blanc mat. Mais ce blanc n'est jamais le même. Cela dépend du croquis, car je souhaite une interaction entre le fond et le dessin. J'expérimente le blanc à côté de mon croquis ; je travaille, et puis, j'essaie de voir le moment où les deux peuvent se rejoindre. C'est comme le moment où tu dois choisir de parler fort ou pas en public. C'est une question de mesure et de pertinence. Je refais souvent la même chose, mais très souvent une petite variation fait la différence. Et les choses infimes peuvent être capitales pour la compréhension de mes travaux.



Propos recueillis par Eric Mangion, directeur du Frac PACA









 

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